"[Jean Genet] sait [...] que le discours politique soutient d'ordinaire une Histoire nationale et familiale où sont évoqués "nos ancêtres", "nos fils et nos filles", "nos enfants", "nos frères", dignes descendants d'une lignée pure. Il est vrai qu'à côté de l'Histoire des grands, des nobles, bref des Européens, Genet a toujours opposé et valorisé la ligne bâtarde, l'Histoire des révolutionnaires, des Palestiniens, des colonisés, des immigrés, de tous ceux qui sont sans pays, sans territoire, la singulière tradition des Jean sans Terre. L'arbre généalogique, dans ce contexte, évoque toujours pour Genet (ainsi que le lui avait fait remarquer David Hilliard, membre des Panthères noires) "d'abord une plante à la branche de laquelle on pendait à la fois des Nègres" (1), "potence où des générations de Noirs ont été lynchés" (2). Et l'inscription d'une Histoire rompue, cassée, passe alors par l'établissement d'une lignée des "pendus, lynchés, martyrisés, exilés, terrorisés" (3), de Nat Turner (4) à George Jackson (5), qui tient compte aussi de tous les déracinés dont l'ancrage reste problématique. [...]. "Nos fills et nos filles", "nos enfants" sont des appels qui sonneront toujours faux pour lui. Sa propre progéniture, sa production textuelle, ne saurait déroger à la règle."
Nathalie Fredette : Figures baroques de Jean Genet, XYZ éd., Montréal, et Presses Universitaires de Vincennes, Université de Paris VIII, 2001, p. 175.
NOTES JMS :
(1) L'ennemi déclaré. Textes et entretiens, Gallimard, 1991, p. 222 [repris en oct. 2010 en col. Folio (n° 5135)].
(2) Ibid., p. 84.
(3) " " ", p. 103.
(4) 1830-1831. Esclave afro-américain qui conduisit une révolte dans le comté de Southtampton en Virginie. Celle-ci fut très fortement réprimée et conduisit à la mise en place de nouvelles lois dans les Etats du Sud, plus coercitives encore vis-à-vis des esclaves.
(5) 1941-1971. Membre du Black Panther Party et l'un des Soledad Brothers.
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"[...] l'équilibre mental du constructeur d'arbres généalogiques, cet être si désireux de dépendre, de descendre autant que de remonter, m'a toujours paru vacillant. L'arborescence prétentieuse de ces constructions familiales m'évoque ces empreintes de fuite que laissent dans la neige ces animaux qui tentent d'échapper au prédateur. Il me plaît bien plus à moi de savoir que, voici huit cents millions d'années, mon ancêtre commun avec l'étoile de mer est un animalcule sans anus."
Hervé Le Tellier : chap. XVIII (Toutes les familles heureuses) in Toutes les familles heureuses, éd. Jean-Claude Lattès, août 2017, pp. 218-219. Rééd. Le Livre de Poche, mars 2021, 192 p.