"Avec le sentiment un peu théâtral de jouer le rôle du justicier qui veut qu'on regarde en face la preuve de l'horreur, j'apporte à Zähringen une brochure qui circule dans notre centre culturel. C'est un document sur les camps de Dachau, montrant des prisonniers squelettiques et d'immenses charniers. Je crois voir une expression d'inquiétude sur le visage de Mme Heidegger quand j'ouvre le document sous les yeux de son mari. Tous deux contemplent les photos en silence, comme pétrifiés. Heidegger se tait. Mme Heidegger m'assure que personne autour d'elle n'a eu connaissance de l'existence de ces camps et de ce qui s'y passait. Il y a une certaine détresse sur le visage de son mari. Il murmure comme pour lui-même qu'il n'y a pas de mots pour nommer une telle tragédie. Le peuple allemand, me dit-il, a été trompé par une bande de criminels. On avait franchi là un seuil sans précédent : la transformation de l'homme en produit matériel disponible au service d'un programme. Le temps du nihilisme était aussi celui de l'inhumain. Et rien, malheureusement, ne garantissait que ce temps était déjà derrière nous."
Frédéric de Towarnicki : A la rencontre de Heidegger. Souvenir d'un messager de la Forêt-Noire, "Arcades", NRF Gallimard n° 32, oct. 1993 (1).
NOTE JMS :
(1) Frédéric de Towarnicki (Autriche, 1920 - Paris, 2008) : journaliste, critique littéraire et traducteur français d'origine polonaise. Il organisa une rencontre entre Jean-Paul Sartre et Martin Heidegger (cette rencontre, qui devait avoir lieu à l'origine en 1945, se déroula finalement en 1952) et fut l'un des interlocuteurs français privilégié du penseur allemand. Il a également réalisé - entre autres -, des entretiens avec Ernst Jünger* et Jean Beaufret**.
* Jean Beaufret. Entretiens avec Frédéric de Towarnicki, Paris, P.U.F., 1984.
** Ernst Jünger. Récit d'un passeur de siècle. Rencontres et conversations, Editions du Rocher, col. "Le Portique", avril 2000.