Cahiers noirs

Dans un article publié dans le journal Le Monde du 28 janvier 2014 et intitulé : "Heidegger : sa vision du monde est clairement antisémite", Emmanuel Faye (1) écrit ceci :

"L'antisémitisme de Martin Heidegger est depuis longtemps bien documenté, tant dans ses lettres que dans ses cours. Par exemple, en 1935, écrivant à son collègue Kurt Bauch (2), membre comme lui du Parti national-socialiste, il déplore que se pressent à ses cours "juifs et demi-juifs". Dans un séminaire d'éducation politique de l'hiver 1933-1934, il enseigne que "la nature de notre espace allemand [...] ne se manifestera peut-être jamais aux nomades sémites"."

"Et, dans un cours de la même année, il exhorte ses étudiants à se donner pour but "sur le long terme", l'"extermination totale" de l'ennemi enté sur la racine la plus intime du peuple germanique. Qu'apporte donc de nouveau la publication imminente de ses premiers Cahiers noirs ? Pourquoi ce vent de panique parmi les heideggériens ?"

"La querelle que l'on observe actuellement entre heideggériens se déroule sur fond de guerre de succession, notamment entre la Martin Heidegger Gesellschaft (3), créée en 1985, et le nouvel Institut Martin Heidegger de Wuppertal, fondé en 2012 par Peter Trawny (4). Cela au moment où le fils, Hermann Heidegger, se prépare à passer la main au petit-fils Arnulf."

"C'est le contrôle des éditions et traductions pour les prochaines années qui est en jeu. Dans ce contexte, l'ancienne ligne de défense, qui consistait à tout nier, s'est effondrée pour laisser place à ce que François Rastier (5) a justement nommé l'"affirmationnisme". C'est Gianni Vattimo affirmant que Heidegger a eu le courage de s'engager en 1933, ou Slavoj Zizek soutenant qu'il a fait "le bon pas dans la mauvaise direction". C'est maintenant Trawny qui reconnait enfin l'antisémitisme foncier de l'auteur d'Etre et Temps [...], mais pour louer la "liberté de pensée" et le "courage" de celui qui assume publiquement, mais de façon posthume, son hostilité radicale à l'égard du judaïsme."

"Outre les problèmes que pose cette évolution des lignes de défense, ce qui est particulièrement troublant, c'est la volonté exprimée par Heidegger, de publier ses Cahiers noirs antisémites comme l'aboutissement du chemin tracé par les 102 volumes de son oeuvre intégrale. [...]."

"La récusation constante, depuis les années 1920, de l'absence de sol et du déracinement de l'homme moderne, apparaît aujourd'hui comme l'expression, désormais explicitement assumée dans l'oeuvre même, de ce qu'il nomme, dans ses lettres, l'"enjuivement au sens large" de la culture allemande."

"Nous sommes donc en mesure de comprendre de quelle teneur est le "combat" dont il exigeait qu'il se poursuive, au § 74 d'Etre et Temps (6). Sont en cause non seulement l'individualisme moderne, la pensée rationnelle et la démocratie, qui participent de cet "enjuivement au sens large" qu'il pourfend, mais aussi ce qu'il nomme dans son cours de 1932 récemment publié en allemand, le "christianisme juif".

"C'est ce combat tout à la fois antihumaniste et antisémite, qui forme la trame du Combat actuel pour une vision du monde historique, pour reprendre le titre qu'il a donné à ses conférences prononcées à Cassel en 1925. Dans ces conférences, véritables matrice d'Etre et Temps, il fait sienne la formule du comte Yorck (7) adressée à Dilthey, selon laquelle "l'homme moderne, l'homme depuis la Renaissance, est prêt à être enterré"."

"Or, cette "vision du monde historique", quelle est-elle ? En aucun cas il ne s'agit pour lui d'une représentation individuelle. Dans la conception qu'il défend, le monde n'est pas l'objet de ma pensée, c'est un  espace commun pour un être-là, ou Dasein, toujours déjà enraciné en lui ; une existence non pas individuelle mais communautaire et exclusive, bref, dans le langage nazi de l'époque, völkisch."

"Comme il l'enseigne dans un passage capital de son cours du semestre d'hiver 1933-1934, peu avant son éloge vibrant de la "vision du monde national-socialiste" enseignée au peuple allemand par Hitler : "La vision du monde n'est pas une superstructure venant après-coup, mais un projet mondial qu'un peuple accomplit."

"Ce que Heidegger nomme vision du monde se distingue à la fois du concept d'idéologie élaboré par Marx dans L'idéologie allemande et la représentation consciente que nous pouvons former de notre environnement historique. La vision du monde national-socialiste n'est ni le reflet inversé de rapports historiques réels tels que l'envisage la pensée marxiste ni une conception collective à laquelle nous serions libres d'adhérer ou non."

"Uni sous la Führung ("commandement") hitlérienne, le peuple germanique se trouve, par son être même, inscrit dans un monde ou espace commun dont sont exclus tous les autres. C'est d'un racisme ontologisé qu'il s'agit."

"Dans les quelques citations qui nous parviennent des Cahiers noirs, Heidegger soutient en effet qu' "avec leur talent calculateur prononcé", "les juifs vivent selon le principe de la race". Il affirme en outre l'absence non plus seulement de sol, mais de monde du judaïsme."

"Telle est sa thèse antisémite : le supposé "judaïsme mondial", conçu par lui de façon nazie comme une puissance cosmopolite menaçante, qui exprime "le déracinement de tout étant hors de l'être", est ontologiquement dépourvu de monde, comme le nomade sémite est privé de toute révélation de l'espace allemand. En bref, le terme central de Etre et Temps, celui de l'être-là comme être-dans-le-monde, apparaît maintenant dans toute sa violence discriminatoire."

De même se trouve éclairée de manière nouvelle la lutte de Heidegger contre ce qu'il nomme, dans un cours de 1929, la "dégénérescence de la vision du monde", à laquelle il oppose celle "entendue comme maintient". De ce maintient dans l'être, de cette Haltung ("attitude") aux accents héroïques, les juifs, parce qu'ils sont dépourvus de monde, sont d'emblée exclus. La radicalité de l'attaque se voit au  fait que, de l'animal, Heidegger ne dit pas qu'il est sans monde, mais seulement "pauvre en monde".

"Une oeuvre peut-elle garder le nom de philosophie, quand elle se donne ainsi pour principe un racisme ontologisé ? La tentative d'inscrire l'antisémitisme dans l' "histoire de l'être", affirmée par Heidegger dans ses Cahiers noirs, est-elle réductible à une ultime aventure ou "errance" -  selon le mot de Peter Trawny - de la pensée philosophique ? Il apparaît nettement qu'il s'agit d'une version ontologisée et mythifiée de la vision du monde nationale-socialiste."

NOTES JMS :

(1) Emmanuel Faye enseigne à l'université de Rouen. Il est le fils de Jean-Pierre Faye.

(2) Kurt Bauch est un historien de l'art allemand qui a entretenu une correspondance (1932-1975) avec Martin Heidegger dont il était ami. Cette correspondance (1932-1975) a été éditée par Almuth Heidegger et publiée en mars 2010 (Verlag Karl Alber) avec une préface d'Alfred Denker.

(3) L'Association Martin Heidegger.

(4) Peter Trawny (né en 1964) a étudié la philosophie, la musicologie et l'histoire de l'art. Il enseigne à l'université de Wuppertal.

(5) François Rastier (né en 1945) est un sémanticien français, docteur en linguistique et directeur de recherches au CNRS. C'est un spécialiste de sémiotique des cultures.

(6) "In der Mitteilung und im Kampf wird die Macht des Geschickes erst frei. Das Schicksalhafte Geschick des Daseins in und mit seiner "Generation" macht das volle, eigentliche Geschehen des Daseins aus." 

Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, 1935, § 74 ("Die Grundverfassung der Geschichtlichkeit"), pp. 384-85.

"C'est dans la communication et dans le combat que se libère toute la puissance du destin commun. C'est le destin commun partagé dans et avec sa "génération" qui constitue, en ce qu'il a de destinal pour le Dasein, la pleine et propre aventure du Dasein."

Etre et Temps, NRF Gallimard, 1986, § 74 ("La constitution fondamentale de l'historialité"),p. 449. Traduction de François Vezin d'après les travaux de Rudolf Boehm, Alphonse de Waelhens, Jean Lauxerois et Claude Roëls.

(7) Paul, comte Yorck von Wartenburg (1812-1897) est un juriste et philosophe allemand qui entretint une importante correspondance avec son ami, le philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911). Cette correspondance eut une très forte influence sur la pensée de Martin Heidegger, notamment par rapport à son approche de la question de l'histoire dans Etre et Temps.

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François Rastier, dans son article publié dans le journal Libération du 6 mars 2014 et intitulé "Il n'y a pas d'affaire Heidegger", écrit, quant à lui, la chose suivante  :

"[...] on annonce aujourd'hui neuf volumes regroupant les Cahiers noirs. Les extraits rendus publics depuis décembre, reprennent les thèses de Hitler et de Rosenberg sur la "domination juive mondiale"."

"Heidegger dépasse l'hitlérisme sur sa droite, par une radicalisation de l'antisémitisme. [...] Trawny [...] fait lui-même la comparaison du propos heideggérien avec les Protocoles des Sages de Sion [...] et "estime que [...] la volonté [de Heidegger] de publier [ses idées antisémites] témoigne chez [lui] d'une "remarquable liberté de pensée"."

"[...] Trawny a bien compris que Heidegger, en prévoyant de couronner son oeuvre complète par neuf volumes ouvertement ultra-nazis, pensait non sans raison qu'ils seraient accueillis comme marée en carême et misait sur le dépassement d'un hitlérisme vieillot et vaincu par un ultra-nazisme actualisé et décomplexé. Après que le négationnisme a fait son temps,  voici celui de l'affirmationnisme. A en juger par les premières réactions, le retentissement sera grand dans le monde académique à l'échelle internationale." 

"Comme Heidegger déploie un style oraculaire, pompeux et adroitement hypnotique, recodant dans le vocabulaire de l'ontologie les catégories du nazisme, on n'a pas su ou pas voulu y discerner le double langage qu'il revendiquait pourtant en privé. L'"affaire Heidegger" n'aura été que celle de l'aveuglement parfois complice de divers milieux académiques et de bien des intellectuels de renom. Mais une philosophie qui appelle au meurtre est-elle autre chose qu'une idéologie dangeureuse ? De fait, des ultra-nationalistes influents, comme Alexandre Dougine, ou des islamistes comme Omar Ibrahim Vadillo, s'appuient de longue date sur Heidegger pour prôner la supériorité raciale et la guerre totale. Dans le scénario noir, tel que Heidegger l'a programmé, la radicalisation inscrite dans son projet éditorial peut revêtir alors une valeur éducative, en prônant un antisémitisme radicalisé et philosophiquement légitimé."

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Et Sidonie Kellerer, chercheuse à l'université de Cologne, en ce qui la concerne, publie dans BiblioObs du 11 mai 2014 un petit texte qui a pour titre : "A quelle "guerre invisible" Heidegger faisait-il référence ?" et dont voici quelques extraits :

"[...] l'acceptation du national-socialisme par Heidegger [...] va de pair, en particulier, avec un antisémitisme dont la violence idéologique n'est en rien diminué par le vernis idéologique qui la recouvre. [...]."

"L'aveuglement de nombre des analystes de Heidegger est à rapprocher de la négligence qui consiste à ignorer le rôle joué par l'hermétisme dans le langage de Heidegger [...]. Les allusions à un langage toujours indirect et codé sont omniprésentes dans ses textes et elles sont récurrentes en particulier dans les Cahiers Noirs. Son message, y lit-on, n'est "jamais, et ce à bon escient, communiqué de manière immédiate", il s'agit d'une "communication cachée". "Nous resterons", explique-t-il, "dans le front invisible de la secrète Allemagne spirituelle" (1)."

"Ainsi, dans une lettre adressée par Heidegger le 25 novembre 1939 à Doris, la femme de Kurt Bauch (2) [...] on lit : "Je crois que nous ne sommes qu'au début de ce que cette guerre invisible va nous apporter" (3)."

"A la première lecture, j'ai trouvé cette phrase énigmatique. Des recherches m'ont alors permis de découvrir, non sans étonnement, qu'en mai 1939, la ligue nationale-socialiste des soldats du Reich (Reichkriegerbund) avait publié un manuel de formation intitulé La guerre invisible et sa parade par le soldat allemand (4). La "guerre invisible" désigne, explique le texte, "les agissements de certaines forces cachées", qui "mènent une politique extérieure et mondiale secrète", une "guerre sournoise" contre les "intérêts völkisch et nationaux"."

"Ce dangereux ennemi invisible est la "Juiverie mondiale" qui, "dirigée de manière unifiée, vise à la domination du monde". La "sous-estimation de la Juiverie mondiale" doit être combattue avec la plus grande fermeté. Le texte reprend tous les poncifs antisémites, du Juif obsédé par l'argent, en passant par le Juif tirant en secret les fils de la politique mondiale jusqu'au Juif à tout prix fidèle à sa race. Il faut répondre à la guerre invisible et totale des Juifs par une guerre de même nature : invisible et totale, dans laquelle la "guerre de l'esprit et de l'âme" doit jouer un rôle prédominant."

"[...]."

"Il est remarquable que Heidegger emploie la même tournure que la brochure de formation [...] de la ligue nationale-socialiste. Au-delà de cette concordance que l'on ne peut ignorer, même si elle ne suffit pas à établir une corrélation directe, il faut souligner que l'espression de "guerre invisible" évoquait alors inévitablement la figure du Juif invisible, dangereux du fait même de son caractère insaisissable."

"[...]."

"Les passages explicitement antisémites de Heidegger [...] ne sont donc que la partie évidente dans un discours de part en part codé, qui requiert, pour sa compréhension, une mise en  contexte historique."

"Si l'on tient compte de celle-ci, on voit qu'il est faux de parler d'une prise de distance progressive de Heidegger à l'égard du national-socialisme. Ce qui était déjà clair avant même la publication des Cahiers noirs, à condition de tenir compte du caractère crypté du langage heideggérien. [...]."

NOTES EN BAS DE PAGE DE CE TEXTE :

(1) Heidegger, Uberlegungen II -VI (Schwartze Hefte 1931-1938), Peter Trawny (dir.), vol. 94 de la Gesamtausgabe, Frankfurt am Main : V. Klostermann, 2014 (note de l'auteur).

(2) Cf. texte précédent, note 2.

(3) Heidegger, Kurt Bauch, Briefwechsel 1932-1975, Almuth Heidegger (dir.), Freiburg/München : Karl Alber, 2010, p. 61 (note de l'auteur).

(4) Freiherr von Rechenberg, Der unsichtbare Krieg und seine Abwehr durch den deutschen Soldaten !, Berlin : Nationalsozialist. Reichkriegerbund, 25 p. (note de l'auteur).

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Le national-socialisme est un principe barbare. C'est ce qui lui est essentiel et sa possible grandeur."

Martin Heidegger : Les Cahiers noirs (1)

NOTE JMS :

(1) Cité dans la 4ème de couverture du livre de Guillaume Payen : Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme, paru chez Perrin en 2016, 616 p.