"Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce "non" ?"
"Il signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous allez trop loin", et encore, "il y a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que l'autre "exagère", qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de laquelle un autre lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement l'impression chez le révolté, qu'il est "en droit de...". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en-deça de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui "vaut la peine de...", qui demande qu'on y prenne garde. D"une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre."
Albert Camus : L'homme révolté, idées/gallimard, 1973, pp. 25-26.