"Note en vue d'une étude systématique sur l'exploitation pécunière des victimes :"
"a) Mars 1939 : circulaire du ministre allemand des cultes exigeant des communautés juives qu'elles paient le déblaiement des décombres des synagagues incendiées dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 (dite Nuit de cristal) par les SA sur ordre du ministre de la propagande Joseph Goebbels. Il ne reste plus, en fait, une seule synagogue debout en Allemagne (1)."
"b) Eté 1941 : dépossédés de leurs terres, de leurs maisons, de leurs appartements, de leurs usines et magasins, les Juifs roumains doivent acquitter un montant global de 6 milliards de lei en impôts collectifs spéciaux destinés aussi à les délester de leurs liquidités. Ces sommes servent, notamment, à financer l'installation de chrétiens dans leurs meubles. Avant d'être dépouillés de leurs bijoux le long des routes qui les méneront dans les camps de travail forcé, ils sont tenus de se défaire aussi de leurs effets personnels (y compris pyjamas et caleçons) au profit de l'armée roumaine (1 583 000 articles saisis). Comme ils cherchent, avec le peu qui leur reste, et avant de se mettre en route vers les camps, à se procurer quelques vivres et effets indispensables, les prix s'envolent. A Bucarest, ll'écrivain Mihail Sebastian remarque qu'un chapeau de toile, marqué 160 lei la veille, et dont il a besoin ainsi que son frère, est vendu 250 lei lorsqu'il entre dans le magasin. "L'encre indiquant le nouveau prix n'est pas encore sèche", note-t-il dans son journal (2)."
"c) 4 mai 1942 : nouveaux tarifs des chemins de fer allemands applicables aux déportés juifs vers les camps de la mort : 4 pfennigs du kilomètre. Ce tarif voyageur s'applique tout aussi bien aux wagons à bestiaux mis à la disposition de la Wehrmacht. Les enfants de moins de dix ans paient demi-tarif. Ceux de moins de quatre ans voyagent gratuitement. Un tarif de groupes à 2 pfennigs est accordé au-dessus de 400 personnes. La Reichsbahn adresse ses factures à l'office central de sécurité du Reich qui puise lui-même dans les biens juifs saisis (3)."
"d) Même date : les SS, qui mettent la main-d'oeuvre juive des ghettos polonais en cours de liquidation à la disposition des entreprises civiles allemandes, dans le cadre du travail forcé, perçoivent ces dernières, et à titre de location du personnel, 5 zlotys par homme et par jour (1 dollar de l'époque) et 4 zlotys par femme. Les entreprises allemandes sont autorisés à retenir un maximum de 1,60 zloty (20 cents) pour la nourriture (4)."
"e) Fin 1942 : dans le ghetto de Varsovie affamé et décimé, des Juifs supplient les Junaks (étrangers, et notamment Ukrainiens, servant dans la Wehrmacht) de leur tirer dessus pour en finir au plus vite et sans souffrance. Les Junaks exigent 100 zlotys (20 dollars) par balle. Cependant, il arrive qu'ils empochent l'argent et qu'ils ne tirent pas (5)."
"f) Valeur symbolique de l'exemple chinois : les condamnés à mort sont exécutés d'une balle dans la nuque, laquelle balle est ulltérieurement facturée à leur famille (6)."
"g) Juin 1994 : au Rwanda, il faut payer pour être exécuté par balle, et non à la machette. Et il y a souvent des enchères (7)."
"h) Mai 1999 : chassés de leur village, des Kosovars doivent payer de 500 à 2 000 deutsche Marks aux policiers et militaires serbes pour être autorisés à quitter les villes où ils sont regroupés dans un premier temps, puis de 100 à 150 Marks aux passeurs qui les conduisent ensuite par petits groupes jusqu'aux frontières de leur pays. Lorsqu'ils font le trajet en autocar, le tarif officiel des transports en commun yougoslaves se voit parfois multiplié par trente. Si l'autocar est arrêté en cours de route par des paramilitaires serbes, ill arrive qu'on rançonne encore les voyageurs de 4 000 deutsche Marks par personne. Faute d'acquitter cette dernière somme, ils ne sont pas autorisés à poursuivre leur route vers l'exil (8)."
Marcel Cohen : Faits. Lecture courante à l'usage des grands débutants, NRF Gallimard, 2002, chap. 50, pp. 92-94.
NOTES DE L'AUTEUR :
(1) Raul Hilberg : La destructions des Juifs d'Europe, traduction de Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Fayard, 1988, Paris, p. 46.
(2) Mihail Sebastian : Journal 1935-1944, Ivan R. Dee, Chicago, 2000, p. 390. Cf. aussi Raoul Hilberg, op. cit., p. 676-679.
(3) Raul Hilberg : op. cit., p. 353.
(4) Raul Hilberg, op. cit. p. 455.
(5) The Black Book of Polish Jewry, Roy Publishers, New York, 1943, p. 325.
(6) Journal Le Monde du 22 juin 1989.
(7) Daniel Mermet : Là-bas si j'y suis, France-Inter, 17 juin 1994.
(8) Journal Le Monde, Eric Inciyan, 4 mai 1999.
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"Je déteste les victimes quand elles respectent les bourreaux."
Jean-Paul Sartre : Les Sequestrés d'Altona (1)
NOTE JMS :
(1) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Séquestrés_d'Altona ; https://www.babelio.com/livres/Sartre-Les-sequestres-dAltona/888424 ;
cf. également : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Séquestrés_d'Altona_(film)
SOURCE :