"[...] ce mot [...] chez nous [...] signifie [...] bon sens, raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l'esprit (1). Cet homme n'a pas le sens commun, est une injure. Cet homme a le sens commun, est une injure aussi : cela veut dire qu'il n'est pas tout à fait stupide, et qu'il manque de ce qu'on appelle esprit. [...]."
"On dit quelquefois : "Le sens commun est fort rare." Que signifie cette phrase ? que dans plusieurs hommes la raison commencée est arrêtée dans ses progrès par quelques préjugés ; que tel homme, qui juge très sainement dans une affaire, se trompera toujours grossièrement dans une autre. Cet Arabe, qui sera d'ailleurs un bon calculateur, un savant chimiste, un astronome exact, croira cependant que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche (2)."
"[...] Comment cet étrange renversement d'esprit peut-il s'opérer ? Comment les idées, qui marchent d'un pas si régulier et si ferme dans la cervelle sur un grand nombre d'objets, peuvent-elles clocher si misérablement sur un autre mille fois plus palpable et plus aisé à comprendre ? [...] il faut donc qu'il y ait un organe vicié [...]."
"Comment l'organe de cet Arabe qui voit la moitié de la lune dans la manche de Mahomet est-il vicié ? C'est par peur. On lui a dit que s'il ne croyait pas à cette manche, son âme, immédiatement après sa mort, en passant sur le pont aigu tomberait pour jamais dans l'abîme. On lui a dit bien pis : "Si jamais vous doutez de cette manche, un derviche vous traitera d'impie ; un autre vous prouvera que vous êtes un insensé qui [...] n'avez pas voulu soumettre votre raison à l'évidence ; un troisième vous déférera au petit Divan (3) d'une petite province, et vous serez légalement empalé.""
"Tout cela donne une terreur panique au bon Arabe, à sa femme, à sa soeur, à toute la petite famille. Ils ont du bon sens sur tout le reste, mais sur cet article leur imagination est blessée, comme celle de Pascal, qui voyait continuellement un précipice auprès de son fauteuil (4). Mais notre Arabe croit-il en effet à la manche de Mahomet ? Non. Il fait des efforts pour croire, il dit : "Cela est impossible, mais cela est vrai ; je crois ce que je ne crois pas." Il se forme dans sa tête, sur cette manche, un chaos d'idées qu'il craint de débrouiller ; et c'est véritablement n'avoir pas le sens commun."
Voltaire : Dictionnaire philosophique (GF Flammarion, 2010) au mot sens commun, pp. 490/491.
NOTE JMS :
(1) Dans une note relative à ce mot, Gerhardt Stenger écrit, dans l'édition précitée :
"Le mot sensus désigne, en latin, la sensibilité tant physique que morale et intellectuelle, sensus communis, le bon sens, le tact." (p. 589).
Le Dictionnaire latin-français, d'A. Gariel (Hatier, 1960), quant à lui, nous dit ceci :
"sensus, us, m. 1° Action ou faculté de sentir, sensibilité, de percevoir par les cinq sens, sensation ; les cinq sens, les organes des sens [...] // 2° Affection de l'âme, sentiment, passion, émotion ; manière de penser, de comprendre, de juger ; connaissance, jugement, opinion [...]. // 3° Faculté de penser, de raisonner, de comprendre ; raison, intelligence : Sensus communis, sens commun, bon sens. // 4° Sens, signification (mot) [...]. // 5° Pensée, phrase, période."
Ajoutons ici deux choses :
A. Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, d'André Lalande (P.UF., 1972), Léon Robin, dans une note sur ce mot (p. 970), fait remarquer que "pour Aristote, la koiné aisthésis, qu'il appelle encore proton aisthétikon, kurion aisthétérion [...], exerce plusieurs fonctions : ce "sens commun" se rapporte autant à l'unité du sujet sensitif qu'à celle de l'objet senti ; il perçoit en outre les "sensibles communs" et enfin il nous donne la conscience de la sensation, ce que les commentateurs grecs appellent la sunaisthésis. [...]." Toujours dans la même note, et à la suite, Jules Lachelier nous dit ceci : "Le sens commun, dans le sens ordinaire de cette expression (totalement étranger au sens technique qu'on est obligé de lui donner quand on traduit Aristote) n'est pas une faculté de l'esprit, un instrument judicatoire ; c'est, objectivement, un ensemble d'opinions reçues. Le latin sensus communis, d'où nous est venu sens commun, était la manière commune de sentir et d'agir, et n'impliquait aucune idée de jugement théorique. [...]." (p. 970).
B. Dans le Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey (nouvelle édition, 2010, Dictionnaires LE ROBERT), on y apprend qu'"au XVIe s., reprise de la locution latine sensus communis, apparaît sens commun (1534) qui confère au bon sens une dimension collective, d'où n'avoir pas de (le) sens commun (1625) équivalent à ne pas être dans son bon sens. Sens commun s'emploie aussi (v. 1560) en philosophie néo-scolastique pour désigner la faculté de l'âme par laquelle elle juge de toutes les espèces des objets perçus par les sens extérieurs."
(2) Cette légende est fondée sur les Hadith, un recueil des actes et des propos attribués à Mahomet [cf. Gerhardt Stenger (idem note 1, p. 562)].
Les Hadith (mot arabe signifiant "propos", "récit") sont l'"ensemble des paroles du prophète Mahomet, recueillies par ses femmes et ses compagnons, à propos de la religion, mais aussi de tous les astects de la vie" (Petit Larousse illustré 2014).
(3) Le mot Divan provient du turc Dîwân. C'est un mot d'origine arabe qui désigne le conseil du sultan ottoman. Il sera aboli en 1922 par Mustafa Kemal (Atatürk, 1881-1938) qui présidera la République (1923-1938) et s'efforcera de créer un Etat laïc et occidentalisé.
Ce mot désigne également, et le gouvernement de la Sublime Porte (nom français de la porte monumentale du grand vizirat à Constantinople, siège du gouvernement du sultan de l'Empire ottoman), et, en littérature islamique, un recueil de poèmes de type variés, mais dus à un même auteur [cf. notamment à ce sujet le recueil de poèmes de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) : West-östlicher Diwan (Le Divan, Ed. Aubier Montaigne, col. bilingue des classiques étrangers, 1950, 492 p.), recueil écrit entre 1819 et 1827 et inspiré de Hafez (Khouajeh Chams ad-Din Mohamad Hafez-e Chirazi, XIVe s. de notre ère).
(4) Cette légende a été transmise par Jean-Jacques Boileau (1649-1735) dans ses Lettres de M. B*** sur différents sujets de morale et de piété (1737-1742) [cf. Gerhardt Stenger (idem note 1)].