"[...]. Robert Delaunay, je suis tenu à prendre quelques précautions avant de parler de lui. Nous nous sommes battus et je tiens à ce que ni lui ni personne ne pense que ma critique en ait été influencée. [...]."
"Je crois que ce peintre a mal tourné. Je dis "mal tourné", bien que je sente que ce soit une prouesse irréalisable. M. Delaunay, qui a une gueule de porc enflammée ou de cocher de grande maison, pouvait ambitionner avec une pareille hure de faire une peinture de brute. J'exagère probablement en disant que l'apparence phénoménale de Delaunay était quelque chose d'admirable. Au physique c'est un fromage mou : il court avec peine et Robert a quelque peine à lancer un caillou à trente mètres. Vous conviendrez que ce n'est pas fameux. Malgré tout, comme je le disais plus haut, il avait sa gueule pour lui : cette figure d'une vulgarité tellement provocante qu'elle donne l'impression d'un pet rouge. Par malheur pour lui, [...] il épousa une Russe, oui, Vierge Marie, une Russe, mais une Russe qu'il n'ose pas tromper. Pour ma part, je préférerais faire de mauvaises manières avec un professeur de philosophie au Collège de France - M. Bergson, par exemple - que de coucher avec la plupart des femmes russes. Je ne prétends pas que je ne forniquerais pas une fois Mme Delaunay, puisque, avec la grande majorité des hommes, je suis né collectionneur et que, par conséquent, j'aurais une satisfaction cruelle à mettre à mal une maîtresse d'école enfantine, d'autant plus qu'au moment où je la briserais j'aurais l'impression de casser un verre à lunettes."
"[...]."
"Mme Delaunay qui est une cé-ré-brâââle, bien qu'elle ait encore moins de savoir que moi, ce qui n'est pas peu dire, lui a bourré la tête de principes pas même extravagants, mais simplement excentriques. Robert a pris une leçon de géométrie, une de physique et unne autre d'astronomie et il a regardé la lune au télescope, quant il a été un faux savant. Son futurisme - je ne dis pas ça pour le vexer, car je crois que presque toute la peinture à venir dérivera du futurisme auquel il manque également un génie, les Cara ou Boccioni étant des nullités - a de grandes qualités de toupet - comme sa gueule - bien que sa peinture ait les défauts de la hâte de vouloir être coûte que coûte le premier."
"[...]."
Arthur Cravan : revue Maintenant n° 4, mars-avril 1914 (à propos du Salon des Indépendants).
Rééd. : Maintenant avril 1912 - mars-avril 1915, Seuil, col. "l'école des lettres", 1995, pp. 94/97.