colonisation

"[...]."

"Pour souligner l'intimité coupable entre racisme et colonisation, les exemples ne manquent pas. On les trouve dans la pub pour le chocolat Cémoi (1), une chanson de Trenet (la Biguine à Bongo) (2), la première édition du dictionnaire Larousse ("Nègre : un fait incontestable et qui domine tous les autres, c'est qu'ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l'espèce blanche"). Dans Cinq semaines en ballon (3), Jules Verne affirme tranquillement qu'entre indigènes et singes "la différence n'est pas grande" ! Ecrivant ses premiers vers, un jeune collégien de Charleville nommé Arthur Rimbaud demande à Abdelkader (4) de s'incliner devant la magnificence de la civilisation française. Le même, plus tard, écrira d'Harar (5) à sa famille : "Obligé de parler leur baragouin, de manger leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité." "

"Des couplets de Travadja la moukère (6) aux affirmations de Gobineau (7) (qui explique à propos des peuples jaunes que le Créateur n'a voulu faire qu'une ébauche), c'est une confondante litanie sur l'art du mépris. Une race supérieure, celle du Blanc, accorde aux barbares, ces "mal lavés" qui grouillent comme des insectes, le privilège de les civiliser. [...]. Sauf exception [chez Alphonse Daudet, Victor Segalen (8), Paul Gauguin, Isabelle Eberhardt (9)...)], le mâle conquérant ne peut guère avoir de tendresse pour la femme indigène. Il n'y a pas d'amour qui ne soit éphémère, purement sexuel, sinon condamné au vice. Il n'y a, dans l'archipel des voluptés, que nécessités physiologiques, plaisirs des sens, prises de possession païennes, dévergondées."

"Comment les Noirs sauraient-ils aimer ?, s'exclame le colonel Baratier (10) : "Ils ne savent pas le dire. Ils ne connaissent pas le plus doux des verbes." (11). Guy de Maupassant n'est pas plus mesuré : "On n'aime pas les filles de ce continent primitif. Elles ont un coeur trop rudimentaire, une sensibilité trop peu affinée pour éveiller dans nos âmes l'exaltation sentimentale qui est la poésie de l'amour." Soumise à la pulsion du colonisateur, la fille aux seins nus n'a qu'un statut domestique. Chez Claude Farrère (12), on définit la congaï (13) comme "une fillette annamite (14), moitié servante, moitié épouse, qui complète de façon indispensable le mobilier d'un Européen d'Indochine". Pour dépeindre l'Africaine, c'est encore Maupassant le plus ignoble, qui la juge aussi "malfaisante et pourrie que le liquide fangeux des puits sahariens", impudique et nymphomane, bien sûr, et gare à ses "ardeurs acharnées et ses hurlantes étreintes, avec des grincements de dents, des convulsions et des morsures" ! "

"On atteint le summum du kitsch avec Louis-Charles Royer (15), qui fut dans l'entre-deux-guerres, l'un des spécialistes de la littérature osée. Dans La Maîtresse noire, une danseuse de foxtrot (16) égarée près de Tombouctou (17) ordonne à son maître d'hôtel noir : "Couche-toi là, au pied !", avant de le flatter de la main, "comme une bête familière", de lui ouvrir les lèvres avec l'orteil et de dénouer son pagne le temps d'un fiévreux caprice. Ce que n'aurait pas admis la blonde héroïne de La Caravane en folie, de Félicien Chamsaur (18), qui, encerclée par une horde de Nègres concupiscents, vocifère : "Aviez-vous pensé, crapauds immondes, que j'apaiserais vos ignobles désirs ?" Les Noirs reculent, effarés d'avoir pu désirer la femme blanche. On en entend certains demander pardon."

"En dépit des préjugés, des hommes et des femmes, pourtant, osèrent se risquer au romantisme : frôlements de mains, premiers baisers, respect, fidélité. On les appela les "décivilisés". Avoir de vraies relations humaines avec une femme de couleur avait un nom : "bougnouliser" (19) en Afrique, "encongailler" en Indochine, "encanaquer" (20) en Nouvelle-Calédonie. Aimer une Négresse, une Khmère ou une Bédouine était vouée à l'échec : une relation empoisonnée. A l'image d'Ourika, la Sénégalaise de Claire de Duras (21), qui mourra de n'avoir pu épouser le beau Charles, dont elle était si innocemment éprise. Mais il était fort rare que le folklore colonial autorise une femme de couleur à vivre une passion humaine. Il est des pans de notre littérature nationale dont il est légitime d'avoir honte."

Jean-Luc Douin : "Y'a bon préjugés" in Télérama n° 2416 du 1er mai 1996, pp. 44-45.

SOURCES DU TEXTE DE JEAN-LUC DOUIN :

- Le Credo de l'homme blanc, d'Alain Ruscio (22). Regards coloniaux au XIXe siècle, Ed. complexe, 416 p.

- Amours coloniales. Aventures et fantasmes exotiques de Claire de Duras à Georges Simenon. Anthologie établie par Alain Ruscio, Ed. Complexe, 976 p.

NOTES JMS :

(1) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Cémoi

(2) Cf. not. : https://www.paroles.net/charles-trenet/paroles-la-biguine-a-bango

(3) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinq_semaines_en_ballon

(4) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Abdelkader_ibn_Muhieddine, https://philitt.fr/2016/09/25/lemir-abdelkader-saint-musulman-et-ami-des-francais et https://www.roubaix-lapiscine.com/expositions/abd-el-kader-lemir-de-la-resistance

(5) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Harar, https://whc.unesco.org/fr/list/1189 et https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/07/31/en-ethiopie-arthur-rimbaud-l-inconnu-de-harar_4705837_3212.html

(6) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Travadja_la_moukère et http://rol-benzaken.centerblog.net/1886-la-chanson-trabadja-la-moukere

(7) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_de_Gobineau, https://fr.wikipedia.org/wiki/Essai_sur_l%27inégalité_des_races_humaines et https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2004-3-page-206.htm

(8) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Segalen et http://www.unjourunpoeme.fr/auteurs/segalen-victor

(9) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_Eberhardt, https://diacritik.com/2016/07/19/claviers-feminins-lalgerie-litteraire-a-decouvrir et https://diacritik.com/2016/12/23/isabelle-eberhardt-1877-1904-une-identite-dans-lalterite

(10) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Baratier et https://journals.openedition.org/africanistes/5026

(11) Cf. not. : https://larabefacile.fr/comment-dit-on-je-taime-en-arabe

(12) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Farrère et http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/claude-farrere

(13) Cf. not. : https://www.cnrtl.fr/definition/conga%C3%AF

(14) Cf. not. : https://www.cnrtl.fr/definition/annamite, https://fr.wikipedia.org/wiki/Annam et https://www.histoire-image.org/fr/etudes/annamites-grande-guerre

(15) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis-Charles_Royer et https://data.bnf.fr/fr/12181613/louis-charles_royer

(16) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Foxtrot

(17) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tombouctouhttps://www.herodote.net/Tombouctou-synthese-1744.php et https://whc.unesco.org/fr/list/119

(18) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Félicien_Champsaur et https://data.bnf.fr/fr/12094974/felicien_champsaur

(19) Cf. not. : https://www.cnrtl.fr/definition/bougnouliser

(20) Cf. not. : https://fr.wiktionary.org/wiki/encanaquer

(21) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Claire_de_Duras, https://www.desfemmes.fr/litterature/ourika et https://diacritik.com/2017/02/06/racisme-lactification-exclusion-ourika-de-madame-de-duras-1823

(22) Cf. not. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Ruscio